Mark Lewis
Children’s Games (Heygate Estate) / Jeux d’enfants (Cité HLM Heygate)
Tenement
Yard (Heygate Estate) / Cour d’immeuble (Cité HLM Heygate)
Les deux nouveaux films de Mark Lewis, Children’s games (Heygate Estate) Jeux d’enfants (Cité HLM de Heygate) et Tenement Yard (Heygate Estate) /Cour d’immeuble (Cité HLM de Heygate), traduisent aussi, dans le langage propre au cinéma, l’interaction entre l’architecture en tant que système public de représentation et un système individuel de référence. Ces deux œuvres pour écran unique créent des topographies tout à fait différentes de la Cité HLM de Heygate, révélant le complexe résidentiel, qui est depuis sur le point d’être rasé, comme une structure spatiale à la fois hermétique et ouverte. Il s’agit d’une approche entièrement basée sur l’enregistrement de l’espace par la caméra. Bien que les deux films commencent de la même façon – les bâtiments de la cité HLM en monumentale toile de fond aux marges desquels des enfants jouent – la perspective filmique particulière à chacun des films fait que nous sommes en présence d’images de la cité HLM totalement différentes.
La caméra statique de Tenement Yard (Heygate Estate), avec sa perspective centrale et sa tour HLM à la structure clairement définie, contraste nettement avec le dynamisme de la caméra subjective de Children’s Games (Heygate Estate), et sa graduelle exploration des lieux. Tandis que la première caméra offre une image rapprochée mais fragmentaire de la cité HLM, la deuxième suggère un enregistrement quasi-complet de la structure architectonique dans son ensemble. Dans le premier film nous sommes dans l’acte de voir, dans le deuxième nous voyons par procuration. Toutefois, les tours de béton ne sont qu’en apparence le principal centre d’intérêt de cette exploration visuelle. Le véritable centre d’intérêt, relégué au deuxième plan ou vers les marges de l’image, est en fait les enfantsde la cité HLM de Heygate, qui jouent au football, et au badminton, qui font du patin à roulettes et du vélo, puisque ce sont eux qui font de cette peu accueillante architecture moderniste un lieu de vie animé. Un tel espace, selon le philosophe et sociologue Michel de Certeau, se distingue d’un lieu stable car il est avant tout un réseau de vecteurs en mouvement: “Il y a espace dès que l’on prend en considération des vecteurs de direction, des quantités de vitesse et la variable de temps. L’espace est un croisement de mobiles. Il est en quelque sorte animé par l’ensemble des mouvements qui s’y déploient. (…) En somme, l’espace est un lieu pratiqué. Ainsi la rue géométriquement définie par un urbanisme est transformée en espace par des marcheurs.”[1]
Dans Children’s games, (Heygate Estate), le travelling qu’effectue la caméra de Lewis devient lui-même un vecteur de direction qui transforme ce lieu apparemment anonyme en lieu de vie. Elle glisse le long des différents passages, chemins et passerelles, qui traversent cet espace, propulsée par un mouvement perpétuel qui la porte à aller tout droit devant elle. Les enfants sur son passage ajoutent au mouvement.
Tenement Yard (Heygate Estate) par contre, se réduit à un plan fixe dans lequel le seul élément de mouvement provient du fond de l’image où des enfants jouent au football, perturbant ainsi la qualité statique du lieu. Ce film se rapproche encore plus près des concepts artistiques selon lesquels le visible serait ordonné géométriquement: une image minutieusement composée, des enfants dans le fond transmettant l’intensité du mouvement. Cette image, statique en apparence, invite à la contemplation et à la découverte de détails qui remettent en question l’impression grise et monotone que donnent les HLM: des rideaux de couleur, une lessive étendue sur un balcon. La façon dont le regard se promène sur les surfaces prolonge l’expérience subjective du temps propre à chacun. Bien que les deux films soient de longueurs différentes, leurs perspectives et dynamiques contrastées semblent neutraliser la différence de temps. Les vecteurs de direction, les vitesses et les variables de temps, produisent leurs propres images de cette apparente architecture statique. Ainsi le regard filmique est amené à la vie par l’ambivalence de ce qu’il enregistre: de mornes structures en béton et la façon dont les gens les utilisent. Pour Mark Lewis, les véritables habitants de la cité HLM de Heygate, ce sont les enfants. En tout cas ils réussissent à faire de l’endroit où ils vivent, non une utopie ratée, mais un véritable espace représentant la vie dans ce qu’elle a de plus réel.
Vanessa Muller
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